Case Study

Offrir plus de choix de polices latines pour les langues africaines

La police Questrial est disponible en alphabet latin africain

Les langues africaines sont sous-représentées dans les communications numériques, car peu de polices panafricaines Open Source contiennent toutes les lettres et signes diacritiques (accents) essentiels pour pouvoir écrire sans faute d'orthographe dans ces langues.

English version

Compte tenu du manque de polices Open Source compatibles avec les langues africaines, le lancement par Google de Questrial permet de proposer davantage de polices pour l'Afrique connectée.

Au temps des colonies, les langues des puissances coloniales européennes en Afrique (anglais, espagnol, français, néerlandais, portugais, etc.) deviennent les langues officielles des institutions gouvernementales, éducatives, culturelles et autres des pays africains. Lors de la décolonisation, les pays africains qui veulent préserver leurs langues locales (non coloniales) font face à un obstacle majeur : le faible nombre de polices comprenant toutes les lettres et signes diacritiques (accents) qui permettent de respecter l'orthographe des langues panafricaines.

Écrire sans fautes ne sert pas qu'à briller lors des concours d'orthographe et des dictées, mais est essentiel pour communiquer dans une langue et la préserver. Tout comme les individus, les établissements d'enseignement ont besoin de polices qui peuvent représenter l'orthographe de chaque langue afin que les élèves puissent écrire correctement. Sinon, un même mot peut être écrit de plusieurs façons (avec différents signes de ponctuation pour remplacer les accents) et les élèves risquent de ne jamais maîtriser son orthographe. En l'absence d'un consensus orthographique, ils pourraient confondre des mots qui se ressemblent, mais ont des sens différents.

Voici quelques exemples de mots africains ayant des sens différents, mais dont les caractères se ressemblent :

  • fɔ (dire) et fo (accueillir) en bambara
  • motó (tête) et mɔ́tɔ (feu) en lingala
  • ọ̀tá (ennemi) et ota (balle) en yoruba

Compte tenu du manque de polices compatibles avec les langues panafricaines, les éditeurs africains ont eu recours à des polices incompatibles avec l'Unicode ou à des encodages personnalisés dans les ouvrages imprimés, tels que les manuels scolaires et les journaux. Tout a néanmoins changé lors du passage à l'édition numérique. Les publications en ligne affichaient du contenu vide de sens ou des cases au lieu des bons caractères, sauf si les lecteurs avaient installé au préalable, sur leurs ordinateurs ou autres appareils numériques, une police proprement encodée et supportant les caractères nécessaires au rendu du texte.

Concevoir une police pour les langues africaines

"L'un des objectifs de Google est d'optimiser l'expérience des utilisateurs d'Afrique subsaharienne. J'ai contacté Denis Moyogo Jacquerye en vue d'améliorer les options de polices africaines sur Google Fonts", explique Dave Crossland, responsable des programmes d'expérience utilisateur et des opérations chez Google Fonts.

En mai 2020, Google Fonts engage Denis Moyogo Jacquerye comme consultant linguistique et Laura Meseguer comme dessinatrice de caractères afin d'inclure un nouveau jeu de glyphes "latin africain" à la police Questrial (initialement conçue par Joe Prince). Cette police est choisie pour son style géométrique Sans Serif, communément utilisé et potentiellement facile à lire.

C'est après avoir fait face à diverses restrictions dans les technologies disponibles en langues africaines que Denis Moyogo Jacquerye se spécialise dans les polices de caractères pour ces langues.

Né à Kinshasa au Zaïre (actuelle République Démocratique du Congo ou RDC) d'une mère congolaise et d'un père belge, il grandit en Belgique, où il acquiert des notions de lingala grâce à sa mère, lors de visites à des proches d'origine congolaise et lors de voyages en RDC. Après son départ pour Montréal (Canada), où il étudie la linguistique à l'université McGill, il écoute de la musique congolaise et rencontre des proches originaires de RDC, ce qui le motive à apprendre le lingala.

Lorsqu'il constate que seules quelques polices permettent de saisir des mots en lingala sur ordinateur, Denis Moyogo Jacquerye conçoit un clavier numérique pour les langues africaines basé sur l'alphabet latin du projet de police DejaVu. Il combine ses compétences en programmation et en linguistique avec sa maîtrise de l'alphabet phonétique international (aussi appelé API), qui compte de nombreuses lettres en commun avec les alphabets africains.

Le projet Pan African Localisation financé par le Centre canadien de recherches pour le développement international engage Denis Moyogo Jacquerye afin d'adapter une variété de polices (Droid Sans, Droid Serif, Droid Sans Mono, Liberation Sans, Liberation Serif, Liberation Mono, URW Gothic, URW Palladio et deux polices dérivées de MgOpen de Magenta) pour 90 % des langues africaines utilisant l'alphabet latin.

Il recherche des dictionnaires, des livres de grammaire et d'autres ressources présentant un alphabet standardisé pour les langues africaines. "En consultant le site Web du SIL (Summer Institute of Linguistics) et plusieurs bibliothèques, j'ai recueilli de nombreuses données sur les alphabets nationaux publiées par l'UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l'Éducation, la Science et la Culture) et des ministères africains de l'Éducation et de la Culture", explique Denis Moyogo Jacquerye.

Créer des lettres

137 caractères

Jeu de caractères Questrial en alphabet latin africain

En six mois, Laura Meseguer modifie l'espace entre les lettres et crée des caractères qu'elle n'avait jamais vus auparavant. Laura et Denis communiquent par e-mail et visioconférence, le projet se déroulant pendant la pandémie. Laura télétravaille depuis Barcelone et Denis est au Royaume-Uni. Elle lui envoie ses ébauches de nouvelles lettres et il lui propose des corrections.

Voici quelques exemples de caractères avant et après leur modification (ébauches de Laura Meseguer et versions modifiées) :

  1. J à queue croisée ʝ

Cette lettre correspond à une consonne occlusive injective palatale qui se prononce en fermant l'espace entre le milieu de la langue et le palais après une pause. Elle est représentée par le symbole ʄ dans l'alphabet phonétique international (API).

Image avant/après modification des lettres majuscule et minuscule J à queue croisée, sur fond jaune

Images de la majuscule et de la minuscule avant modification (majuscule large, boucle de la minuscule ovale) et après modification (majuscule plus étroite, boucle de la minuscule plus arrondie)

  1. Ɲ (son "n") and Ŋ (son "ng")

Ŋ se prononce comme "ng" dans l'interjection "bing" ou le mot "parking". (La lettre Ŋ, ƞ est également utilisée en lakota aux États-Unis. Certaines communautés lakotas utilisent les caractères Ƞ et ƞ dans leur orthographe.)

Quatre lettres noires sur fond jaune clair avec leur description respective

Créations d'origine de Laura Meseguer pour les lettres majuscules et minuscules Ɲ, Ŋ, ɲ et ƞ

Quatre lettres noires sur fond jaune clair avec leur description respective

Images après modification des lettres majuscules et minuscules Ɲ, Ŋ, ɲ et ƞImage nº1 : Ɲ (majuscule en forme de grand n avec crochet à gauche)Image nº2 : Ŋ (majuscule en forme de grand n africain)Image nº3 : ɲ (minuscule de Ɲ avec crochet à gauche)Image nº4 : ƞ (minuscule de Ŋ avec jambage)

3. Ʊ upsilon latin

Le caractère Ʊ correspond généralement à l'un des sons "ou" (comme dans le mot "genou") et est représenté par le symbole [ʊ] dans l'API.

Quatre lettres noires sur fond jaune clair avec leur description respective

Laura Meseguer relie les barres horizontales au O ouvert du caractère upsilon latin (majuscule et minuscule) selon les instructions de Denis Moyogo Jacquerye

Images après modification des lettres majuscules et minuscules Ɲ, Ŋ, ɲ et ƞImage nº1 : Ɲ (majuscule en forme de grand n avec crochet à gauche)Image nº2 : Ŋ (majuscule en forme de grand n africain)Image nº3 : ɲ (minuscule de Ɲ avec crochet à gauche)Image nº4 : ƞ (minuscule de Ŋ avec jambage)

Lorsqu'elle commence à travailler sur le projet Questrial, Laura Meseguer ne possède aucune expérience de l'alphabet latin africain, mais a déjà conçu des caractères dans un alphabet qu'elle ne maîtrisait pas. Elle est la créatrice de Qandus Latin, une police de caractères Qandus multiscript pour les alphabets arabe, latin et tifinagh de la langue amazighe d'Afrique du Nord.

“L'un des rôles du dessinateur de caractères se situe quelque part entre le métier de comédien et le métier de psychologue : on doit comprendre les besoins d'un locuteur natif devant écrire à la main dans sa langue, et traduire ce style d'écriture manuscrite dans un format numérique.”
— Laura Meseguer

Grâce à Questrial et aux autres polices panafricaines disponibles en alphabet latin sur tout appareil numérique, le contenu devient plus accessible aux lecteurs qui auraient du mal à déchiffrer un texte imprimé en petit corps. Le numérique donne aussi aux lecteurs atteints de déficience visuelle la possibilité de zoomer sur le texte.

La mission visant à développer la présence de contenus numériques en langues africaines ne fait que commencer. Google Fonts est ravi des progrès réalisés grâce à Questrial. Cette police est disponible sur Google Fonts. Pour utiliser Questrial dans Google Docs et Google Slides, sélectionnez "Autres polices" dans le menu des polices, puis saisissez "Questrial" dans la barre de recherche. Outre les langues européennes, cette police inclut l'alphabet latin africain ainsi que l'intégralité des caractères vietnamiens.

Laura Meseguer est graphiste, professeur et dessinatrice de caractères indépendante. Elle est basée à Barcelone, en Espagne. Elle s'est spécialisée dans les projets typographiques, de la conception de lettrages de monogrammes et de logos à la création de polices personnalisées et de livres. Elle a cofondé Type-Ø-Tones (sa propre fabrique de caractères) et a co-écrit l'ouvrage How to Create Typefaces. From sketch to screen (Concevoir des polices de caractères, du croquis à l'écran). Laura Meseguer est également membre du conseil de l'Association typographique internationale (ATypI). Elle enseigne la typographie à l'école Elisava et à Tipo-g (dont elle est la fondatrice), organise des ateliers et donne des conférences dans le monde entier.

Sa première exposition individuelle s'intitulait The Beautiful People. Sa deuxième exposition se tiendra en 2022 au Centre d'Art La Panera de Lleida. Elle portera principalement sur les liens qui existent entre les polices de caractère et la typographie vernaculaire.

Denis Moyogo Jacquerye est ingénieur spécialisé dans les polices de caractères et les langues. Il participe au développement de polices depuis plus d'une décennie. Il travaille sur l'ajout des orthographes africaines en alphabet latin à plusieurs polices Open Source. Denis Moyogo Jacquerye est titulaire d'une licence en informatique avec option linguistique de l'université McGill. Il possède une certaine expérience du secteur des technologies linguistiques, des logiciels Open Source, du développement de polices de caractère et de la compatibilité logicielle avec Unicode pour les langues africaines. Il a travaillé chez Dalton Maag, un studio international de typographie. Denis Moyogo Jacquerye vit actuellement au Luxembourg.

Il a conçu la famille de polices sous licence ouverte Molengo, a été co-responsable du projet de polices DejaVu et a participé à d'autres projets de polices propriétaires ou Open Source.

Il a donné une présentation sur les polices africaines lors de la conférence ATypI 2008 à Saint-Pétersbourg en Russie.

Ressources sur les polices et langues africaines :

La police Noto de Google inclut 16 alphabets utilisés dans 266 langues parlées en Afrique. Certaines de ces langues ne sont pas originaires de ce continent, comme le gujarati.

The Africa Network for Localization (en anglais)

Alphabet africain de référence proposé à la réunion de Niamey (1978) sur le site Bisharat

Rapport de l'UNESCO sur la standardisation des langues africaines

Le sauvetage des langues ignorées par la tech occidentale en Afrique (article en anglais)